Eurotéléport c’est un projet de film documentaire sur les vagues massives de migration ukrainienne vers l'Europe qui se sont produites au cours des trois décennies d'indépendance de l’Ukraine.
Bien que près de 10 % du produit intérieur brut de l'Ukraine soit constitué des sommes que les Ukrainiens envoient de l'étranger, le phénomène du déplacement pour le travail reste largement invisible parce que les travailleurs ne sont souvent pas protégés socialement, tant dans leur pays d'origine que dans les pays étrangers où ils travaillent, mais surtout parce qu'ils sont isolés de la vie active des communautés locales.

Cela est dû en partie au fait que l'identité d'un travailleur ukrainien est stigmatisée à un point tel qu'elle ne permet pas à d'autres spectres d'entrer dans son monde, empêchant l'expression de soi ou même le partage ouvert de sa condition. 

Prenant en compte différents aspects du progrès technologique, Eurotéléport est une exploration du processus de formation de l'individuation ukrainienne à travers l'exécution d'un travail qui devient la partie principale, voire unique, de la vie d’une personne.
 

Comme mon sujet principal est le travail dans la vie d'une personne en tant que moyen de réalisation et de reconnaissance de soi, mais aussi de survie, je continue à étudier les travailleurs et leurs perspectives dans diverses communautés, et je m'intéresse à l'identification de l'impact réciproque de la migration en France.
J'ai d'abord déménagé en France en tant qu'étudiante, puis j'y suis revenue en raison de la guerre en Ukraine. Je me considère une artiste-travailleuse qui n'avait pas d'autre choix que de gagner sa vie à l'étranger. N'ayant jamais reçu de reconnaissance pour mon travail en tant qu'artiste en Ukraine, je continue systématiquement à chercher du soutien en France et, par conséquent, je remets en question le statut instable d'une artiste ukrainienne.

Partir en résidence dans un autre pays est souvent considéré comme une chance non seulement d'obtenir une plus grande distinction dans le circuit artistique international, mais aussi de simplement couvrir les besoins vitaux, tout comme c'est le cas pour les travailleurs saisonniers qui survivent à peine en Ukraine tout au long de l'année et qui, seulement en été, ont une chance de gagner plus que leur salaire habituel en voyageant pour cueillir des baies dans les champs de Pologne ou de Finlande.

Aucun membre de ma famille ne vit là où il/elle est né(e). Toutes les générations que je connais ont été des migrants. L'histoire de mon grand-père est celle d'une migration forcée de la Pologne vers l'Ukraine en 1945. Ma mère et mon père sont partis respectivement en Italie et en République tchèque en raison de l'impossibilité de trouver du travail en Ukraine.
Mes parents ont divorcé lorsque j'avais deux ans et mon père n'a pas entretenu de relations avec moi. Il est soudainement réapparu dans ma vie lorsque j'ai eu 18 ans et m'a proposé d'obtenir un visa de travail tchèque, arguant qu'il n'y a pas de travail en Ukraine. 

Après tout, la République tchèque affiche aujourd'hui le plus faible pourcentage de chômeurs de toute l'UE. Mon père lui-même travaillait près de Prague en tant que maçon, ayant abandonné depuis longtemps la carrière de médecin vétérinaire à Lviv en Ukraine et n'est jamais resté sans travailler à l'étranger.
Le fonctionnaire du consulat tchèque a refusé d'accepter ma demande de visa de travail en 2007 et j'ai appris plus tard qu'il était impossible de soumettre les documents sans soudoyer les employés corrompus. Les nombreux refus de visa qui ont suivi (et pas seulement de la part de la République tchèque) étaient dus au fait que je n'étais pas mariée, que je n'avais pas assez d'argent sur un compte bancaire et, surtout, que j'étais une artiste au chômage.
En 2006 je suis déjà venue en Tchéquie en tant que touriste, c’était ma première fois à l’étranger. Après mon arrivée en bus d'Ukraine à Litoměřice, mon père m'a emmené en excursion à Terezin, un ancien camp de concentration situé en République tchèque pendant la Seconde Guerre mondiale.
Plus tard, j'ai appris que sa mère était un médecin juif à Rohatyn qui a été tuée par les services secrets soviétiques alors qu'il n'avait que deux mois.
16 ans plus tard, en septembre 2022, je suis venue en Tchéquie pour deux mois en tant qu’une artiste en résidence pour réaliser une installation vidéo sur les travailleurs ukrainiens intitulée Marché.
La formation de l'individuation ukrainienne par l'exécution d'un travail qui n'est pas hétérorégulé mais autorégulé (non soumis à une autorité), selon les termes d'André Gorz, et qui n'est pas pragmatique ou rationnel mais qui a du sens lorsqu'il s’agit d'aider quelqu'un d'autre, est au centre de ce projet filmique sur le travail en tant que processus créatif et le processus créatif en tant que le travail sans cesse.

​

​

​